Dans les coulisses de Mediapart avec Laurent Mauduit

Créé le 16 mars 2008 par quatre journalistes, François BonnetLaurent MauduitEdwy Plenel et Gérard Desportes, Mediapart a fêté ses onze ans cette année. L'indépendance est le mot d'ordre pour définir ce pur player, qui a trouvé sa place dans le monde des médias depuis quelques années. Comment s'est construite cette aventure ? Laurent Mauduit a répondu à nos questions.



À combien avez-vous débuté ? 


Au début quand on a commencé on était 25 journalistes plus trois autres personnes qui se chargeaient des directions financières, commerciales etc. On est désormais passé à 90 en CDI, soit à peu près 50 journalistes. On était un peu fous pour penser qu'un journal c'était seulement des journalistes, parce qu'on se rendait pas compte que c'était une équipe technique, de l'informatique. Et le numérique c'est plus instable qu'on pensait. Il faut une direction commerciale, une direction marketing, un service abonné... On a compris qu'un journal c'était en fin de compte une entreprise. Il y a aussi des pigistes et collaborateurs étrangers réguliers. On est très attaché à l'écosystème de Mediapart qui est de promouvoir des valeurs sociales identiques à celles que l'on revendique dans nos écrits.

Il existe trois langues sur le site : français, anglais et espagnol. Ce sont des correspondants qui écrivent dans ces langues ou vous possédez des sièges à l'étranger ?

Dès le commencement on a pensé que l'ambition qu'on avait de créer un journal libre et indépendant c'était aussi selon notre slogan publicitaire "le numérique c'est sans papier ni frontières" donc on s'est rapidement dit qu'il fallait que Mediapart soit polyglotte, ouvert au monde. Comme à chaque fois qu'on a un projet on essaye de le financer nous-même vu que c'est l'ADN du journal d'être indépendant et de ne pas posséder de mécène ni de milliardaire. On a donc progressivement financé ce qu'on pouvait faire. La première chose qu'on a réalisée c'est de faire traduire les articles par des anglophones. Il y a notamment toute une équipe avec des anciens journalistes du Guardian qui s'occupent de traduire les informations du journal les plus importantes. Même quand il s'agit d'un très gros scoop et qu'on a très peu de temps on essaye de faire des publications en simultanées en français et anglais. Mediapart a donc décidé de développer tout un travail de traduction avec des anciens journalistes. L'onglet espagnol est assez différent. À sa création de nombreux confrères espagnols d'infoLibre sont venus nous voir et trouvaient que le modèle du journal était intéressant. Une crise espagnole avait lieu, peut-être même plus forte que celle en France et qui au début concernait la revue numérique et papier. Comme ils étaient culturellement dans la même logique journaliste et indépendante que nous ils nous ont demandé de les aider en rentrant au capital info libre, ce qu'on a fait. Et delà l'accord capitalistique qui s'est fait a débouché sur une coopération éditoriale dans les deux sens, c'est-à-dire qu'ils prennent des articles de Mediapart et les traduisent en espagnol, et comme ils ont beaucoup d'infos sur l'actualité latino-américaine ils peuvent plancher sur le sujet et nous on les traduit en français. Ce sont donc des échanges de contenus très utiles pour les deux partis. Il y a d'autres langues qu'on aimerait faire quand on aura les moyens comme avec l'arabe, l'allemand ou même le chinois. L'urgence, pour nous, serait l'anglais arabophone, contenu du lectorat francophile qu'il y a dans ces pays. On a cette position qui vise à aider la jeune presse indépendante partout où l'on peut le faire.

L'indépendantisme du journal est très forte mais est-ce que vous avez déjà été restreint de publier une information ?

Dès lors qu'on a toutes les preuves de ce que l'on sait, tous les témoins en cas de procès, on publie. On est totalement indifférent aux agendas des politiques ou des puissances financières, notre seul critère d'intérêt c'est le lecteur. Les seules répercussions sont les procès, mais l'important pour nous c'est de les gagner en montrant le sérieux de l'enquête, la bonne foi etc. En 2011 j'avais été mit en examen 12 fois, j'avais tout gagné et sur les grosses affaires le résultat est le même.

Votre slogan est "seuls nos lecteurs peuvent nous acheter" comment expliquer ce slogan ?

C'est mi-moqueur mi arrogant. Pour faire un petit détour historique,  à la libération il y a eu le fameux programme du Conseil National de la Résistance (CNR) en matière de presse c'est rétablir la liberté de la presse sur l'honneur et l'indépendance vis-à-vis des puissances financières. Tout le monde dit la même chose, prenez les éditoriaux d'Albert Camus dans Combat il raconte plusieurs fois qu'il vaut mieux une presse pauvre et libre qu'une presse riche et asservie. Toute la presse française à la libération et les politiques de tous bords considèrent que l'indépendance de la presse est le bien le plus précieux. Les journaux ont des modalités juridiques différentes et cette garantie est conçue la muraille de chine entre les puissances d'argent et les rédactions. Le Monde invente un système juridique où les journalistes sont les propres éditeurs de leur journal, d'autres inventent le modèle de la coopérative ouvrière (de gauche ou de droite). Or si on devait résumer 70 ans d'histoire après, ça serait par une double normalisation économique et éditoriale. Économique dans le sens que tous les journaux indépendants ont été croqué par des milliardaires dont la presse n'est pas le métier, tous avec des convictions multiples (exemple de Kretinsky). Depuis 2010 avec la constitution, d'immenses empires se sont construit autour de NielDrahiBolloré qui a découlé d'une violence éditoriale, des censures, de l'autocensure assez nouvelle. L'ADN de Mediapart s'est construite sur ce principe, il est insupportable que des milliardaires qui ne sont pas des industriels de presse rachètent des journaux dans des logiques de second Empire. C'est donc une forme de moquerie pour pointer du doigt ce naufrage historique, sous-entendu de comment ça se passe ailleurs. Et je pense que les citoyens sont très sensibles à cet argument-là, même s'ils ne connaissent pas tous les méandres du capitalisme de la presse en France, voient bien qu'il y a des formes de journalisme de connivence, un journaliste sénatorial.

Quelle a été la plus grosse information ou l'article qui a permis d'obtenir votre légitimité dans le monde des médias ?

Il y a eu deux temps : en 2008 on est sous Sarkozy, il y a plein d'affaires qui sortent liées à la politique dont l'affaire Bettencourt (aujourd'hui censuré sur Mediapart) qui est le premier grand scoop. Ça a un rôle d'accélérateur pour Mediapart, parce qu'on a gagné deux à trois mille abonnés par jour en plus puis d'autres affaires ont aussi contribué comme l'affaire Tapie. Beaucoup nous disaient qu'on était anti-sarkoziste or ce n'était pas le cas on travaille sur les pouvoirs, les puissances donc comme il était au pouvoir c'était normal qu'il eût beaucoup d'enquêtes autour de ces affaires-là. Il fallait attendre le nouveau pouvoir pour voir comment ça se passe. Et donc ce qui installe réellement le journal dans le paysage, c'est cette démonstration de bonne foi qu'on a apporté avec l'affaire Cahuzac sous Hollande. En matière de crédibilité éditoriale et professionnelle c'est à ce moment-là qu'on a gagné nos galons. Certains nous en veulent beaucoup de ce qu'on a fait mais on ne fait de cadeaux à personne dans ces affaires de financement des partis ou des campagnes, si elle est vraie et qu'on a les preuves on publie. Au total on a écrit plus de 100 articles sur des financements illégaux ou irréguliers, c'est notre métier on passe tout en revue.

Est-ce que vous avez déjà pensé à vous développer sous un autre format ?

Sur le papier on a fait une petite tentative puis on a réalisé que c'était une erreur, parce que le coeur du métier c'est le numérique maintenant. L'écriture multimédia est particulièrement enrichie grâce au hyperlien qu'on peut documenter, du participatif où vous êtes sous l'observation de vos lecteurs et en même temps où vous pouvez créer des plateformes d'audience d'agoras public où tout le monde peut débattre. C'est donc une amélioration technologique et démocratique, ça change de la relation des journalistes envers leurs lecteurs. Le papier est donc à décliner voire un jour disparaître, le numérique est l'enjeu de la presse de qualité. Mais en même temps le multimédia c'est de l'écrit, du son et de la vidéo et donc le son il y a des podcasts sur le site, on faisait beaucoup de vidéos, tous les mercredis soirs on fait un live en vidéo de 5h ou 6h, une sorte de télévision générée. On a l'ambition de développer plus le format vidéo, l'avenir c'est la presse numérique.
Propos recueillis par Elisa Samourcachian et Abel Zerquera Reyes 

Publié le  8 juillet 2019 sur http://les14affranchis.home.blog

Commentaires

Articles les plus consultés